Jérôme Kerviel, « l'homme qui valait 5 milliards »
EN MOINS de vingt-quatre heures, cet illustre inconnu a acquis une notoriété dont il se serait bien passé et des surnoms dignes des plus invraisemblables fictions : « L'homme qui valait 5 milliards » ou « Le trader qui a fait sauter la banque ». Jérôme Kerviel, 31 ans, courtier à la Société générale, ne ressemble pourtant pas à un gros braqueur mais plutôt à un sage étudiant d'école de commerce. Cheveux bruns coupés court, regard légèrement tourmenté, physique passe-partout, ce diplômé d'une licence en finances à l'université de Nantes et d'un mastère dans cette même discipline à Lyon souffrait d'une timidité maladive. « C'était un introverti plutôt mal dans sa peau », évoque un employé de la banque. Ses proches ne lui connaissaient qu'une passion vivace pour la voile et pour le judo, qu'il avait pratiqué pendant huit ans avant d'entraîner de jeunes initiés sur les tatamis. Sur sa vie privée, il ne s'épanchait guère. Un père disparu il y a quelques années et une petite amie qui l'avait congédié ont assombri encore un peu plus son caractère taciturne.
« Il était cyclothymique mais plutôt serviable »
Depuis 2000, Jérôme Kerviel quittait son domicile de Neuilly pour rejoindre la Société générale, située à deux pas de là à La Défense. Dans cette banque, il fut d'abord employé dans le « middle office », un bureau où il surveillait les procédures de contrôle des transactions. « Il était cyclothymique mais plutôt serviable. Il s'occupait de la gestion des risques », se souvient un trader. Kerviel apprend vite. Sur son écran défilent les codes de sécurité, les systèmes d'alerte, les failles des pare-feu. « JK », comme certains le surnommaient, a accès au disque dur de la sécurité de la Société générale. L'expérience de l'apprenti courtier s'étoffe à cette époque. Sur son CV, que nous nous sommes procuré, on peut d'ailleurs lire ces nouvelles compétences qu'il met en avant : maîtrise des outils de développement, analyse de l'évaluation des risques. Encore « junior » dans l'entreprise, « JK » veut passer dans la cour des grands : « le front office », l'endroit où l'on joue en Bourse, où l'on « prend des positions » sur des indices de contrats à termes. Un jargon qui n'a plus aucun mystère pour ce jeune banquier qui arpente dès 2005 dans un costume trois pièces impeccable la salle des marchés à La Défense.
« Ce n'était pas un frimeur. Il était plutôt beau mec, façon Tom Cruise »
Kerviel contraste avec les yuppies s'exaltant devant la courbe de la Bourse. « Ce n'était pas un frimeur. Il était plutôt beau mec, façon Tom Cruise. Je le trouvais assez lèche-bottes avec sa hiérarchie, se remémore une collègue, en fait il n'avait pas le bagage pour faire du trading. »
Le jeune courtier affiche un salaire conséquent d'un peu plus de 100 000 € annuels. Mais dans le milieu dans lequel il évolue, il fait pâle figure face à certains « petits Mozart de la Bourse ». D'ailleurs sa prime pour l'année 2006 ne dépasse pas les 1 500 €. Une misère dans la profession.
Kerviel n'a peut-être pas le génie de la finance mais n'a jamais oublié ces premières années dans « le coeur nucléaire » de la Société générale. Il connaît tous les secrets des procédures de contrôle et sait donc parfaitement les déjouer. Faute de talent, le médiocre courtier se met alors à tricher. Dès 2006, il mise à la hausse ou à la baisse sur des valeurs au mépris des règles de sécurité édictées par son employeur. Pour dissimuler ses activités illicites, il va jusqu'à créer des opérations fictives qui lui permettent de cacher ses énormes pertes. Au 31 décembre dernier, ses comptes professionnels présentent un bénéfice mirobolant de 1,5 milliard d'euros. Le transparent Kerviel savoure sa flamboyante revanche. Mais pour quelques jours seulement... Samedi dernier, un contrôle de la Société générale révèle une incohérence dans une transaction. Le donneur d'ordre est identifié. L'ennemi vient de l'intérieur. Un certain Jérôme Kerviel. Le jeune homme, interrogé toute la nuit par les services antifraude de la banque, perd de sa superbe. Il révèle l'ampleur du désastre. Près de 5 milliards d'euros dilapidés en quelques mois au nez de sa hiérarchie. Le hold-up du siècle.
Les enquêteurs de la brigade financière saisis dans cette enquête devront déterminer s'il a bénéficié de complicités. Et surtout, si le fraudeur n'a fait que perdre de l'argent en raison de mauvais placements ou s'il est coupable de détournements de fonds à son propre bénéfice.
Au siège de la Société générale, on aimerait gommer le passage calamiteux de Jérôme Kerviel. D'ailleurs, son nom a déjà été rayé de l'annuaire professionnel. Le jeune homme qui rêvait de brasser des liasses de dollars se tient maintenant à la disposition de la justice. Il s'est entretenu hier avec son avocate, Elisabeth Meyer. Sur le répondeur du portable de Jérôme Kerviel, une voix douce et réservée répète le même message : « Je ne suis pas disponible pour le moment. »